Je ne voulais pas en parler à voix haute. Parce que c'est intime, parce que c'est présomptueux, parce que c'est pédant, parce que ça ne se dit tout simplement pas. Non, on ne s'auto-proclame pas surdoué. Tant que ça reste une hypothèse, un petit fantasme au fond de sa tête (genre : je suis surdouée, ça explique tout…), ça peut rester pendant des heures, pendant des jours, voire même des années. C'est mon cas. Bien souvent j'oublie cette hypothèse, je la laisse tomber, mais elle revient toujours. Elle est prenante. Affolante. Tellement exigeante !
L'article de Melgane l'a de nouveau fait surgir en moi, de façon plus que
pressante. Il me fallait une réponse, tout de suite ! Alors j'ai contacté une psychologue. Je ne savais pas quoi lui dire pour l'aborder. "Je me
crois surdouée et j'aimerais être testée" aurait peut-être été la meilleure approche. Ou pas. Bah oui, après tout, qu'est-ce que ça aurait changé pour moi de
savoir? Ca n'aurait rien arrangé à mon décalage permanent par rapport au monde, à mes problèmes de communication, à mon ennuis tellement délicat à gérer…
Rien du tout. Ce n'était pas ce que je voulais. En vrai, je ne veux pas savoir si je suis surdouée ou non, je voudrais
comprendre ce qui me
bloque encore pour vivre toute entière. Alors je ne lui ai pas dit ça. Je lui ai parlé de communication et de décalage, de sentiment de défaillance.
Et elle ne m'a pas répondu. Je crois bien qu'elle ne me répondra jamais. Je me retrouve ainsi seule avec toutes mes questions, avec cette hypothèse qui tourne en rond dans ma tête depuis des jours : "Et si j'étais surdouée ? Et si c'était ça ?", même si je sais que ce n'est pas vraiment LA question. Je fais des tests de QI sur internet, pour passer le temps, pour avoir l'impression de faire quelque chose. J'obtiens de très bons scores et le doute demeure.
Alors je dis des bêtises durant mes cours. J'embrouille les élèves avec mes petites phrases : "Enfin, je te dis ça… après tout, je ne sais pas comment tu penses. …Vraiment ? Ca te convient ce que je te dis là ? Je ne veux pas imposer ma façon de penser, je peux te présenter le problème autrement tu sais…" J'ai peur, ça se voit, et mes élèves perdent patience.
Alors voilà comment je me retrouve à prendre ce blog pour mon psy. Même s'il n'est pas anonyme. Même si je ne comprends pas bien pourquoi je ressens le besoin de me livrer. De faire exister ce doute. De le faire sortir de ma tête. De l'ancrer dans le monde physique. Ainsi donc, je demande aux gens qui me connaissent de ne pas devenir trop durs avec moi, et si le sujet les dérange : qu'ils n'hésitent pas à laisser passer cet article sans le lire.
Aller, c'est parti et qu'on en finisse !
J'ai lu le livre "Trop intelligent pour être heureux". C'est un livre destiné aux
adultes surdoués ou à ceux qui les côtoient. Dans ce livre sont décrits les différentes difficultés psychologiques que
peuvent rencontrer les personnes surdouées. Je ne me suis pas reconnue. Je n'ai pas cette pensée permanente et envahissante qui est décrite. Je n'ai pas l'impression de continuellement
analyser, je ne crois pas être envahie par mes idées. Et puis je suis heureuse, je vais bien. En lisant ce livre, j'avais l'impression que les personnes surdouées avaient nécessairement besoin d'être
accompagnées, comprises, encouragées pour avancer (pour répondre à ce problème, je vous propose l'écoute de
la vidéo suivante). Or, je ne le suis pas. Et pourtant je crois avoir bien grandi.
|
Dessin de couverture du livre "Trop intelligent pour être heureux". |
Il y a aussi ce que je me souviens de mon enfance qui me fait dire que non, je ne suis pas surdouée. Je n'ai pas eu ce problème de prendre les mots, les consignes, au pied de la lettre. Je n'ai pas eu de problème pour comprendre le système. J'ai bien un souvenir, d'un jour, où la maitresse m'avait choisie pour dessiner la météo sur le calendrier de la classe. J'avais traversé la salle en sentant toute la jalousie et l'hostilité environnante. J'étais la nouvelle, la chouchoute parce que je savais déjà lire et comprendre ce que je lisais, et j'avais été choisie. On m'a demandé la météo. J'ai dit qu'il faisait beau. La classe s'est mise à rire, elle se moquait de moi. La maitresse m'a corrigé : "Non Céline, il ne fait pas beau, regarde, il y a des nuages. Dessine les nuages sur le calendrier." J'ai pris le feutre bleu foncé. La classe a ri plus fort. La maitresse m'a fait répété plusieurs fois les nuages sont gris, les nuages sont gris et m'a forcée à prendre le feutre gris. J'ai fait comme elle a dit.
C'était un matin du début de l'hiver. Le soleil se levait à peine et déjà on voyait au dessus de l'horizon d'imposants nuages. Ils étaient bleu marine dans un ciel tout juste illuminé d'ocre. J'ai toujours trouvé ce ciel magnifique.
Mais cette expérience n'a pas marqué la fin d'une scolarité réussie. Au contraire. J'ai su qu'il y avait des règles et j'ai appris à les comprendre. Je suis devenue excellente dans le domaine. J'étais parfaitement adaptée à l'école. L'école devint ce qui me convint le mieux. Je me sentais mieux en classe que dans la cours de récrée.
Et puis en tant que professeur j'ai rencontré une pensée différente chez l'un de mes élèves. Je l'ai vu réfléchir et j'ai découvert dans sa façon de faire quelque chose de
jamais vu pour moi. Je ne connaissais encore pas bien le problème de la surdouance au moment où je l'ai eu en cours, alors j'en suis restée là : il pense
très bien mais
différemment. Maintenant je me demande : et si c'était ça être surdoué ? Etre comme lui ? J'ai pensé un moment à demander à ses parents s'il avait été testé et puis je me suis
retenue. S'ils me disaient oui, il n'y aurait pas eu de problème. Mais s'ils me disaient non ? Non, il n'a pas été testé, vous pensez qu'il le faudrait ? Non, il n'a pas été testé, pourquoi le demandez-vous ? C'est
important ? Quand les psychologues ont besoin de
plusieurs séances pour repérer une personne surdouée et que certains ne les repèrent même pas, comment moi, en quelques cours, j'aurais pu le
reconnaître ? C'est du n'importe quoi.
|
Les surdoués sont souvent appelés "Zèbres". |
Toujours est-il que ma pensée ne ressemblait pas du tout à celle de ce garçon. Je pense de façon "ordinaire", comme on nous le demande à l'école, je décode chaque calcul et ces techniques me conviennent.
Non, je n'ai rien d'une personne surdouée.
En lisant le livre du docteur Siaud-Facchin, je ne me suis pas reconnue en tant que surdouée, mais les pages ont fait écho à mes propres difficultés. Elles m'ont aidées à avouer ces lignes :
Oui, je m'ennuis lorsque je suis en compagnie. J'ai souvent envie de partir pour fuir cet ennui. Je n'arrive pas à suivre le fil des discussions. Je repère un petit mot, une petite phrase qui cloche et je reste fixée dessus longtemps. Le temps de prendre la parole, la discussion a bien avancé et je suis complètement à la ramasse. D'autres fois, j'ai l'impression que ça s'enlise dans la tête des autres. Ils mettent trop de temps à comprendre — pour ma patience. Je n'arrive quasiment jamais à participer aux discussions. Ces échecs répétés, je le sens bien, me donne une image distante et pète-sec. J'ai horreur de ça, parce que ce n'est pas moi.
Ce décalage, je ne le ressens pas seulement avec les autres, avec mon entourage, mais également avec la société dans son ensemble. Je suis susceptible, je suis colérique, je ne supporte pas ses absurdités et ses injustices. Je voudrais qu'elle soit autrement que ce qu'elle est. Je la ressens comme un être dévié, la société, comme un être qu'on ne respecte pas, qu'on ne laisse pas devenir ce qu'elle devrait être. Je souffre tous les jours de cette indignation refoulée. Et je m'enferme. Je crois que je m'a-socialise parce que je suis incapable de m'inscrire correctement dans la société. Je vis continuellement en dehors de tout. Comme une mouche sur un téléviseur. Cette phrase a-t-elle fait fuir la psy ?
Je suis toujours très sûre de mes réflexions et je m'appuis sans peur sur ma capacité à toujours m'en sortir. Je me dis que, quelque soit la situation, je trouverais toujours la manière de me sortir du pétrin. Ce n'est pas vraiment que je m'estime supérieure aux autres, pas du tout, mais parfois j'ai du mal à imaginer comment je pourrais ne pas avoir raison. Je me souviens avec quelle ferveur lors de mon stage ingénieur je suivais mes idées, me moquant royalement de ce que disait mon maître de stage. Seulement parce que j'estimais que ce qu'il pensait était faux et ce que moi je croyais était très proche de la réalité. Je n'avais pas peur de lui dire : "Tu as tort." Et je laissais tomber l'affaire, j'attendais qu'il revienne un jour ou l'autre dans mon bureau pour m'avouer que j'avais raison et qu'il fallait que j'abandonne ce qu'il m'avait demandé de faire. Ce qu'en fait, je n'avais jamais commencé, toujours très sûre de moi.
Je vis ainsi dans un merveilleux paradoxe : je me pose toujours mille et une questions, une interrogation en déclenche toujours une autre… et en même temps, je suis tellement sûre de mes pensées !
Enfin, vous n'êtes pas au bout de vos surprises niveaux paradoxe et contradictions…
Je ne suis pas faible face à moi-même. J'aime la façon dont fonctionne ma pensée. Elle est confortable. Elle fait tout en "tâche de fond", je ne sens rien, elle ne me fatigue pas. Je me complais parfois chez elle, allongée sur un sofa moelleux d'idées. Nouvelles. Ordinaires. Sans importance. C'est comme de rêver. J'aime ma bonne mémoire, j'aime ma logique. Elles n'ont rien d'exceptionnel, mais elles sont bien vivantes et elles m'aident tous les jours à réaliser mes envies.
Et mon cerveau a une capacité de résilience incroyable. Je ne reste jamais fixée bien longtemps sur ce qui m'attriste, sur ce qui me fait souffrir. Je pardonne tout à la vie et je finis toujours par la remercier. Je suis facilement heureuse. Je vois de la beauté très facilement, quelque soit l'endroit où je vis. Les couleurs, les sons, les odeurs, me touchent personnellement et me rendent joyeuse. Je n'ai peut-être pas besoin d'aide, finalement.
L'autre jour j'étais partie chercher des oeufs avec l'Explorateur. C'était à moi, m'a-t-il dit, de prendre contact avec la dame. Je redoute toujours ces moments. Je me sens tellement loin des autres… Je comprends facilement ce que leurs coeurs veulent dire mais ce que moi je dois leur transmettre… c'est une autre histoire. Alors je n'ai quasiment jamais de contact, psychique, avec les autres. C'est frustrant.
Donc je cogne. On échange les politesses. Je la retrouve dans le garage pour les oeufs. Je réponds à ses questions du mieux que je peux. Et puis elle me dit : "Vous vous plaisez bien à Vauthiermont ?" C'est typiquement le genre de question qu'il ne faut pas me poser. Je ne sais pas quoi dire. Je réponds "Oui ça va", mais je pense à autre chose. A mes difficultés de voir l'Explorateur partir au travail. A ma fille qui marche gaiement sur les trottoirs du village. Au site web de la commune que je n'ai pas terminé, à ma peur de décevoir le maire. Tout ça en tâche de fond, rappelez-vous. Au premier plan, quand je regarde mon cerveau, c'est plutôt comme si j'étais vide.
La gentille dame continue : "Ah bon, c'est plutôt calme ici pourtant…" Je suis perdue. Je repense à Grenoble, au bruit des voitures, aux bibliothèques qui me manquent, au tramway, au bus de Belfort qui ne vient pas me prendre, aux vaches face à ma fenêtre, aux blaireaux, à la petite loutre qui cueille des pissenlits… C'est encore le vide, je ne sais pas quoi dire. Et puis une phrase vient au premier plan (enfin un truc dans ma tête !) : "Céline, tu es surdouée."
C'est une phrase qui m'a rappelée ma lecture, "Trop intelligent pour être heureux", j'ai revu comment fonctionne le cerveau d'une personne surdouée, comment l'auteur décrit cette pensée. Et là, j'ai fait comme si je jouais au casino. J'ai attendu un peu que toutes les phrases auxquelles je pensais tournent en rond les unes après les autres comme sur une roulette. Elles tournaient si vite que je ne pouvais pas les voir, et j'ai soudain tiré la manette. Avant de savoir quelle pensée avait été choisie, j'ai parlé : "Oh vous savez, on n'est pas des gens très excités non plus." C'était drôle. Enfin, ça a fait rire la dame, ça a fait rire François et pour une fois, je me suis sentie comprise, connectée. Moins seule parmi les autres.
|
Etre connectée au monde, aux autres, à soi-même… Quel sentiment de plénitude ! |
Au restaurant, je me suis dit la même chose : "Céline tu es surdouée." Et le fromage a changé de goût, j'ai apprécié plus que de raison le vin, j'ai aimé les peintures, les autres tablées, la serveuse au delà de sa réserve. J'ai même apprécié la vilaine sorcière mécanique qui bougeait la tête de droite à gauche ! La vie m'a paru plus belle, tout d'un coup.
Alors… Comment est-ce
possible ? Comment puis-je être si certaine de moi quand je dis que je ne le suis pas, zèbre, et que dès que je me crois surdouée, avec
conviction, sans penser à la possibilité que ce ne soit pas le cas, j'arrive à dépasser mes barrières ? Est-ce que je ne me crée pas un mode de pensée imaginaire ? Est-ce que je ne crée pas mon
identité sur une base faussée par mon imagination ? Est-ce que je ne suis pas en train de me perdre ?
L'Explorateur a son
avis sur la question : je suis lâche. Je suis tellement
lâche que je préfère m'égarer dans mes idées plutôt que d'aller au devant de la réalité.