Enfant, je me pensais capable de contrôler l'univers. Mon pouvoir s'étendait à tout l'univers visible. D'une jeune enfant. A savoir : les camarades de classe, la famille, le personnel de l'éducation nationale et l'environnement qui borde le chemin. Tout cet univers se trouvait derrière un miroir qui reflétait mes pensées. Il suffisait que je pense à quelque chose pour qu'il apparaisse, par réciprocité. Si je commençais à m'ennuyer, je repérais dans la discussion des répétitions, dans les gestes des schémas déjà vus et revus, il devenait alors évident pour moi que la personne qui me faisait face ne faisait plus d'effort : elle s'ennuyait aussi. Si je n'aimais pas quelque chose, il n'allait plus m'aimer. Si quelque chose me décevait, je décevais en retour. Si j'avais envie de mentir, on me mentait. Si j'étais heureuse, tout était heureux avec moi. Et le plus délicat à assumer : si j'aimais, on m'aimait en retour.
Je vivais au milieu d'un monde-miroir. Il suffisait que je pense à la possibilité d'un phénomène, pour qu'il apparaisse sans doute possible. J'étais déjà à l'époque d'une logique imparable*. De deux choses l'une, me disais-je, soit je suis capable de voir l'avenir — peu probable ; soit ce que je pense devient car ma pensée est influente — un poil plus probable. Il ne me restait donc plus qu'à maitriser mes pensées pour faire de ce monde le plus vivable possible. Très sensible à l'influence que je pouvais exercer sur les choses, et les êtres surtout, je me suis éprise de cette responsabilité. Je me suis appliquée à me transformer pour que le monde se transforme réciproquement, dans l'espoir de faire exister les êtres un peu mieux. Ce qu'ils aimaient, je l'aimais aussi, pour leur en donner le droit. Ce qu'ils voulaient, je le voulais aussi, pour qu'ils ne l'oublient pas. Ce qui devait arriver, je me devais de le deviner, pour que cela advienne. L'emprise n'avait pas de fin.
On ne peut pas dire que je me pensais exactement au centre du monde. J'avais une influence raisonnablement restreinte à mon univers visible (rappelez-vous), j'étais devant le monde-miroir. Derrière, de mon côté si vous suivez bien, il restait quand même les galaxies, les trous noirs, les supernovas, et les électrons. Pour cette partie-là, je pouvais bien penser ce que je voulais, je n'avais absolument aucune influence sur leur réalité. Et ça m'allait très bien. C'était reposant. Passionnant. Imprévisible. Captivant. Rien à voir avec le monde-miroir qui m'aliénait.
J'étais jeune à l'époque, et certainement pas irréprochable. Je voulais devenir astrophysicienne, peut-être pour comprendre mon côté de l'univers aussi bien que je connaissais le monde-miroir. Je ne vous cache pas que j'ai de nombreuses fois usé de mon influence sur le monde-miroir. J'ai plusieurs fois tourné le monde à mon avantage. Pour me prouver que mes pensées avaient toujours et encore un impact majeur, enfant, et pour me sortir d'une inexistence qui commençait à me paraître insupportable à l'adolescence. Durant cette période, j'ai connu comme un ras le bol. J'ai fait sortir de moi des sentiments que j'avais longtemps dérobés car je les savais capables d'une emprise maximale. Le désir. L'envie. L'amour.
J'ai commencé à aimer, pour voir. J'ai aimé des êtres que je me savais pouvoir aimer mais que je me refusais car je savais que le monde allait me répondre de façon réciproque. J'ai touché beaucoup de garçons ainsi. Des hommes, même. Je voyais certaines filles se maquiller, mettre des sous-vêtements réputés aguicheurs, prendre beaucoup de soin pour s'habiller, s'apprêter, contrôler leurs gestes, leurs paroles, tout cela à fin de séduire. Je voyais cela, je n'entrais pas dans ce jeu. A moi, il me suffisait d'aimer et d'envoyer cet amour vers le monde pour qu'il me réponde. Il suffisait que j'imagine que… …“imagine que ce garçon-là, tombe amoureux de toi” et il tombait amoureux de moi. Le temps que j'ouvrais la fenêtre de possibilité. Je la fermais vite-vite, enfin aussi vite que mon orgueil me le permettait, n'oubliez pas en lisant cela que j'étais bien loin d'être irréprochable, et ouf, tout cessait. Mais les choses avaient existé. Les autres le voyaient. Avaient peur. Me jalousaient. Me désiraient aussi. L'amour est une cascade, c'est effrayant, je vous assure. Je fermais la fenêtre, et plus personne ne s'aimait. Que devais-je y faire ?
Vous n'imaginez pas le nombre de bourdes que j'ai évité au monde autour de moi. Comment, parce que je pensais que ce n'était pas grave, mes parents ont retrouvé la voiture qui leur avait été volée. Comment, parce que j'étais certaine que cela arriverait, une amie a trouvé une place dans une école. Comment des fois et des fois je me suis interdit de juger de me dire “c'est comme ça, tu l'as bien mérité” pour que les événements se mettent à sourire à ceux qui avaient moins de chance. Ce n'était pas de la justice, je distribuais mes bénédictions autant que je le pouvais. (autant que l'enfant égoïste et toute puissante que j'étais pouvait y songer).
J'étais intraitable avec une personne : mon petit frère. Cela m'effrayait trop, d'avoir une influence sur sa vie à lui. Nous étions normalement à égalité, si je tournais rien qu'un jour le monde à son avantage, trop de monde-miroir basculerait face à moi. Je ne me sentais pas capable de soutenir ça. Par deux fois, j'ai tenté de lui venir en aide (tout le monde avait besoin d'aide à l'époque) et les choses se sont mal terminées pour moi, je m'exposais alors trop. Je crois qu'il m'en a voulu, de l'avoir tenu à l'écart du monde-miroir. Et je regrette aussi aujourd'hui. Avec mon autre petit frère, je n'ai pas eu le même problème. Nous avions plus d'années d'écart, et il était assez loin de mon influence pour que sa responsabilité ne m'encombre pas de manière excessive.
Et puis, vers mes 18 ans environ, j'ai compris comment résorber mon influence. Je n'arrivais pas à y croire. Pour la première fois de ma vie, j'étais capable de penser, d'aimer, d'agir, sans que le monde-miroir ne se torde en retour.
J'ai alors voyagé seule durant un mois, de l'autre côté de l'Atlantique. J'y allais pour aimer un homme, j'y ai en fin de compte appris à m'exprimer sans avoir d'influence sur le monde-miroir. J'ai brisé mon emprise. J'avais un peu de regret bien sûr, contrôler le monde a quand même ses avantages, mais la vie m'appelait.
Cela a fortement allégé mes relations avec les amis, avec mes parents, et avec mon petit frère que j'avais renié du monde-miroir. Je les lâchais tous dans l'univers improbable, celui du Big-Bang.
En tout honnêteté, j'ai encore mes entrées dans le monde-miroir. Cela m'arrive d'y agir. C'est assez diffus ceci dit, insensible, tellement mes marques d'influence sont petites (à l'échelle de mon univers visible actuel, qui s'est largement élargi depuis). Mais aussi ponctuelles qu'elles sont, elles ont une influence démoniaques sur le point que je touche.
J'ai toujours beaucoup de mal à gérer ce qu'on appelle l'amour, par exemple, car le désir est délicat à contrôler, à ne pas chercher à être contrôlé devrais-je dire. Pour toutes les raisons qui vous viendraient à l'esprit, et les autres, j'ai du mal à ne pas avoir d'emprise sur ce sujet-là. Dans les relations, j'ai toujours une large longueur d'avance. Alors, quand on m'aime, est-ce parce que j'ai pensé à cette possibilité, est-ce donc moi qui le crée encore ? Et dans ce cas, comment puis-je ne pas créer ce que je sais qui va être ? Il faudrait que je renonce à la révélation de ce que je sais être, comme je l'ai fait pour tout le reste.
Je vais vous donner un exemple, pour que vous compreniez bien combien ma position est délicate. A la sortie du lycée, nous n'avions qu'un sujet de discussion à la bouche : l'orientation. C'était un sujet très sensible pour moi, car je savais que ce que je penserai aurait une influence majeure sur l'avenir des gens qui m'entouraient. Une fille m'a dit un jour qu'elle voulait devenir dentiste. Je savais que ce métier lui correspondait très bien. C'est ce que je lui ai dit. Elle a été soulagée, soudain, en entendant mes mots : « Oh merci Céline ! Ca me fait plaisir que tu penses ça ! » (il y a une chose évidente à laquelle vous n'avez peut-être pas pensé : le monde-miroir savait qu'il était monde-miroir). Mais j'ai aussi pensé qu'il y avait une faiblesse chez cette fille qui l'empêcherait d'aller jusqu'à la profession visée. Je ne lui ai pas dit, mais j'y ai pensé. Un ou deux ans plus tard, j'ai pu avoir des nouvelles de cette fille. Elle avait échoué lors de sa première année, exactement à cause de la faiblesse que j'avais sentie chez elle, et s'était réorientée vers un domaine qui lui convenait à mon avis moins.
Il suffit d'un rien.
Aujourd'hui, je crains d'être enceinte. Je porte un stérilet. Avec un indice de Pearl de 0,6 %, la chance que je tombe enceinte en 4 ans d'utilisation est de 2 sur 100*. C'est assez improbable mais depuis la découverte de mon QI, mon niveau de probabilité envisageable comme réalisable a beaucoup diminué, disons que j'ai un peu plus d'imagination qu'avant. Si c'est possible. Je me crains enceinte donc.
L'enfant, je l'ai là, contre mon coeur. Il me serre fort, comme s'il avait déjà besoin d'être rassuré. C'est un enfant inquiet, bruyant, collant, agaçant, fatiguant, adorable. Cet enfant, je ne sais pas quoi en faire. Et si vous avez suivi jusqu'ici, vous devez comprendre combien mon pouvoir d'emprise sur le monde est embarrassant.
De lui, j'en fais quoi, moi ? Est-ce que je l'imagine ? Rappelez-vous : dans le monde-miroir, imaginez revient à faire exister. Si je l'imagine m'aimer, il m'aimera. Il s'accrochera à moi dès lors que je le penserai.
Si je ne pense pas à lui, si je l'ignore, il sera ignoré. Ca se fait, ça, d'ignorer un enfant ? Suis-je capable d'une telle atrocité, ne pas faire exister quelqu'un, même pas le tuer, hein, seulement l'empêcher d'exister et de mourir, parce qu'il m'embarrasse ?
Je pourrais le faire exister. Je me suis renseignée, une grossesse avec un stérilet est possible. On laisse en place le i grecque qui s'est montré incapable de faire son boulot, l'enfant grandit à côté sans gêne (à ce qu'ils disent). Il y a quand même une chance pour que l'oeuf s'implante trop près du stérilet, et alors on a droit à une fausse couche précoce. Ce n'est vraiment pas ce que je lui souhaite, à cet enfant que j'estime déjà profondément à l'étroit, grand demandeur d'espace et d'assurance, déjà contradictoire, déjà intense et dingue. Pousser à côté d'un stérilet, pousser à côté de la preuve qu'il s'est imposé contre mon grès. Pousser trop près, au choix, et mourir d'un coup.
Ou je le fais aspirer. Je le crée, puis j'avale une pilule et croise les doigts pour que ça ne me fasse pas mal.
C'est sans solution. J'en suis juste là depuis des jours à peine interrompus par les distractions, à m'interdir presque de penser de peur que ça se décide comme ça. Ce matin, nous écoutions tous de la musique, les casques sur les oreilles, François me caressait le ventre tendrement. Je le sentais qui s'infiltrait, en pensée, séduit par le geste. Il voulait ça. Ca m'a échappé, je l'ai pensé. Le mal est fait. Je me crois enceinte. J'attends presque les symptômes — que je n'ai pas ! ouf ! sinon, ce serait déjà vrai ! il me reste encore un peu de temps pour réagir et faire disparaître ce qui pourrait être. Pour avoir mes règles. Pour ne pas être enceinte.
Le monde-miroir est capable de tout ce que mon esprit peut, c'est infernal.
Edit 12/10 : Tout est réglé ! Je ne suis pas enceinte.
____________
*J'attends seulement qu'on me démente.
C'est drôle, cette histoire de monde-miroir. Ça me parle. J'ai toujours été une grande rêveuse et à plusieurs reprises, des situations que j'avais imaginées, visualisées dans mes rêveries se sont réalisées de manière troublante quelques années après. Maintenant, c'est bête à dire, mais j'évite de trop m'attarder en pensée sur des scènes hypothétiques - surtout si elles sont dramatiques. On ne sait jamais !!!
RépondreSupprimerDans un précédent article, tu évoquais ta réticence à entamer une thérapie, ou un travail sur toi accompagné par un-e professionnel-le (dans la crainte qu'un-e professionnel-le ne soit pas assez "intelligent-e" justement, mentalement parlant je suppose) De mon côté de l'écran, plus je te lis et plus je pense au contraire que partir à la découverte de ta psychée, de ton histoire, permettrait à ton mental - celui qui nous écrit tous ces articles sur sa toute-puissance, ses raisonnements et questionnement sur la vie - de lâcher un peu la pression, et à Toi (le reste de ta personne) de découvrir des endroits cachés, qu'il est bon d'explorer je trouve pour ne pas être toujours gouverné par son mental... Une Poésie nouvelle surgirait peut-être aussi de tes écrits... à bonne entendeuse ;) Céline
RépondreSupprimerJe ne suis pas sûre de te suivre sur toute ta réflexion, ton raisonnement m'échappe parfois, mais la fin de ton article me fait penser à une discussion que j'ai régulièrement ces temps-ci : choisis-t-on de tomber amoureux ? J'ai tendance à dire que oui, que c'est possible (justement sur la base de "si je pense que je suis amoureuse, alors je le suis"), mais souvent les gens me trouvent trop terre-à-terre et décrètent que l'amour ça ne se décide pas, ou alors que je n'ai jamais "vraiment" été amoureuse. Pourtant j'ai aimé (et j'aime) en partie parce que je l'avais décidé (parce que je m'étais autorisée). Est-ce que cela rejoint quelque peu ce que tu essayes de dire à travers cet article ? Je l'espère un peu, je me sentirais un peu moins seule dans ce point de vue.
RépondreSupprimer