« Tourne à gauche !
- Là ?
- Euh…
- Trop tard.
- Zut, bon c’est pas grave, tu tourneras là.
- Tu es sûr ?
- On verra bien.
- Ca passe sous la barre, tu crois ?
- Attends je regarde… avance, avance encore un peu… Oui ! Ca passe !
- Oh c’est magnifique ! Et il y a même des jeux pour les enfants !
- Maman ! Maman ! J’ai vu un tobaeuhgan ! »
Un peu par hasard, nous arrivons dans un lieu incroyable. La bruine s’écoule sur la terre et la mer et nous cache presque tout par moment. On ne croirait pas pourtant, mais elle va si bien au paysage ! Ce n’est pas autrement que j’imaginais cette mer. Et nous apprécions ce temps, ce vent, cette pluie si fine, avec la valeur du présent. C’est à dire sans la mémoire des hommes qui se demandent si cela va durer encore. Nomades, nous profitons de tout, même de la brume ! C’est avec un plaisir sans nom que j’ai couru jusqu’à la mer, à travers la dune qui nous était offerte. J’ai très vite roulé mes pieds peu sûrs sur les galets pour toucher du bout des doigts l’écume qui bullait encore tout juste sur le sable doré.
Je n’ai pas d’autres images à vous proposer. Vous comprendrez pourquoi … : |
Vraiment. La plage sans fin de chaque côté de moi, quelques rochers sur lesquels chercher de quoi, et la mer si bleue et si claire. La plage, telle que je l’avais rêvée.
L’essence de la plage
La dune, une bande de galet, une autre de sable et finalement la mer. C’est si simple, tellement simple qu’il est évident que la mer ne se découvre pas ici par la vue. Il y a l’ouïe tout d’abord qui repère le ronflement des vagues. Et puis les cheveux —quoi, ce n’est pas un sens ?— qui volent au grès des volontés du vent. Souvent dans les yeux, toujours pour faire des noeuds. Le toucher du sable, à peine tiède, sa douceur, sa façon de se durcir aux chocs, de s’écraser sous mes pas quand je m’approche du bord de l’eau. Et les caresses froides de l’eau et de ses allers-retours.
Il y a la liberté. Jedi qui court avec toute sa force. L’Explorateur qui le suit (ou est-ce l’inverse ?) les bras grands ouverts comme s’il volait. La petite loutre qui s’allonge, parce qu’elle a vu dans un mouvement du sable un petit lit à sa taille. C’était drapeau vert et nous étions seuls face à la toute puissance des vagues, de la roche contre elles, et des falaises des caps de part et d’autre.
Il y a les bras de la petite loutre qui se serrent autour de notre cou et sa voix qui chante vers nos oreille : « Oh ! Je suis trop contente ! » A quel âge apprend-t-on l’ingratitude ? J’espère que cela ne se fera pas. La légèreté de ses pas lorsqu’elle sautille dans le sable pour rejoindre l’aire de jeux gonfle mon souffle.
Le coût d’être carnivore
Je suis une cueilleuse presque chasseuse. J’arpente les rochers à la recherche de coquillages. Un couteau fin à la main, je m’approche en douceur des gros chapeaux. Je glisse la lame contre le rocher, le plus tard l’animal me sentira, plus grandes seront mes chances de le décoller. Et en un baiser, sa coquille se serre contre la roche. Mais mon couteau est trop loin déjà pour son salut. Je force un peu, la bernique saute brusquement. La loutre me regarde attentivement.
Je retourne le chapeau et à l’aide du couteau je décolle délicatement l’animal de son bunker. Je ne sais pas à quel moment la bernique meurt. Est-ce lorsque je l’ai désolidarisée de sa coquille ? Est-ce lorsque je lui retire la poche noire et ocre qu’on m’a conseillé d’ôter ? Est-ce lorsque je la rince encore, la serrant fort entre mes doigts pour la ramollir ? Est-ce lorsque je la croque, encore crue ? Ou est-ce lorsque je la tends à la petite loutre pour qu’elle goute ?
Quel est le niveau de douleur d’un coquillage ? Quel est mon niveau de violence ?
Je connais l’horreur de tuer, le pouvoir de dire je te laisse la vie sauve, parce qu’il est trop petit ou parce que je l’ai simplement décidé, je sais la vitesse à laquelle le couteau arrange la bête de façon à ce qu’elle soit propre à être consommée. Je ne cache rien à la loutre. Je veux qu’elle le sache aussi, et qu’elle choisisse en toute connaissance de cause. Elle saura ce que c’est vraiment d’être carnivore. Tout ce que cela représente, et ce que cela ne représente pas.
Je suis obsédée par la question du geste, du rendement. Est-ce que cela vaut le coup ? Que gagne-t-on, que perd-t-on ? Pourquoi cette direction plus tôt qu’une autre ? Qu’est-ce qui est négligeable ?
Une matinée à “pêcher” les coquillages. Pour quelques grammes de saveurs. Et pourtant le plaisir infini de manger. N’ai-je pas négligemment brûler ce qui aurait dû être autre ? La vie que j’ôte, ce bernique qui années après années a construit ce chapeau au dessus de lui - tout ce que cet individu manquera à l’écosystème - l’effort que je mets dans mes mouvements - la loutre que j’emmène avec moi - et tout ce temps passé ici plutôt qu’ailleurs : quel est le sens ? Je sais que plus nous montons dans la chaîne alimentaire plus il y a d’énergie perdue, au point d’atteindre un rendement négligeable lorsqu’on en atteint le sommet.
Je n’arrive pas à faire de la place à mon existence dans cette idée.
Je jetai la coquille à un crabe qui nous regardait de loin. Je l’ai retrouvé plus tard en train de la sucer, ses mandibules faisant de la voltige autour de mon offrande. Chaque geste compte. C’est une idée affolante.
La douche
Offerte, dans un sanitaire si propre et si beau qu’on le croirait neuf —alors que la rouille présente sur les parties métalliques nous informait bien du contraire, c’est si rare une douche ainsi offerte qu’on ne pouvait pas la manquer. L’Explorateur en a pleinement profité, comment a-t-il fait ? L’eau y est si froide !
Je mouille tour à tour mes jambes, mes bras. Je frotte le sable de mes pieds. Je savonne ce qui a été mouillé (en fait assez peu, vraiment l’eau était tellement froide) et je me demande encore mais quel est le sens ? Fallait-il vraiment que j’aille sous l’eau ? Pourquoi devrais-je laver mes cheveux aujourd’hui quand certaines personnes, qui ont pourtant l’eau chaude tous les jours, s’abstiennent de les laver pendant un mois durant pour des raisons esthétiques ? Voilà, ça n’a aucun sens. Cette douche n’a aucun sens.
Là où il n’y a pas de plaisir, il n’y a cependant pas de souffrance non plus. Qu’est-ce qui me retient de me laver maintenant : de l’eau froide ? juste un peu d’eau froide ? en fait gelée, mais là n’est pas la question. L’Explorateur s’est douché, c’est alors possible. Aller vas-y. Tu hyper-ventileras un peu au début et puis tu t’y feras, c’est évident.
Ou pas. Non alors, ou pas.
Je suis rentrée au camion déçue. « Je n’ai pas pu. » François rit. « Mais quoi donc ? » La douche ! La douche, j’ai renoncé. « Tu ne t’es pas lavée ? » Si un peu, si peu, mais ça compte quand même. Elle était trop froide.
C’est peut-être la température de la liberté ? 15°C. Pas un degré de plus.
Tu me fais penser à une de mes connaissances, qui analyse la moindre de ses interactions avec les personnes de son entourage, cherchant à expliquer toutes les réactions, quand bien même il n'y a que du spontané.
RépondreSupprimerToi, ce serait plutôt l'analyse de toutes tes interactions avec la vie et avec le monde :)
C'est très bien, de se poser des questions et d'avoir des doutes, et d'ailleurs je trouve que certaines de tes questions sont excellentes (comme le fait d'assassiner les coquillages pour son plaisir gustatif). Mais de voir ton article ainsi rédigé, cela m'inquiète, j'espère que les questions te laissent en repos, quand même de temps en temps :)
Bonjour Pidiaime.
SupprimerNon, mes questions ne me quittent jamais il me semble, mais elles ne me fatiguent pas pour autant. J’aime penser. J’aime m’interroger. Et j’aime m’obséder pour tout et rien ! Je ramasser les coquillages, je réfléchissais, et j’étais bien. C’est un peu comme une méditation. Certains récitent des prières, d’autres font le vide, moi j’essaie d’étendre ma conscience à tout. Et je n’ai pas peur du vide (de ne pas savoir, de ne pas trouver de réponse satisfaisante) : ça aide ;-)
Merci pour ton commentaire, c’est très intéressant comme préoccupation !