Notre cerveau dispose d'une capacité incroyable appelée la plasticité neuronale. Notre cerveau vit en réorganisant, oubliant, effaçant, apprenant et expérimentant sans cesse. Lorsque vous vous attelez à une tache, votre cerveau lance sa grande campagne de recablage afin que vous puissiez finir ce travail en toute intelligence. Lorsque vous vivez d'une certaine façon, le cerveau se façonne à cette vie qui est la votre. C'est impossible de faire autrement : votre cerveau prend une forme précise inspirée du moule que votre mode de vie dessine.
Curieusement, le destin m'a poussée vers une vie… hors du temps ! Pas de jour dans la semaine, pas d'horaire si ce n'est "matin", "après-midi" et "soirée", pas de vacances, pas d'habitude ni d'emploi du temps.
Plus il y a de trous dans le gruyère, moins il y a de gruyère. Mais plus il y a de gruyère, plus il y a de trous… ? Donc, plus il y a de gruyère, moins il y a de gruyère !
Pour le temps, croyez-en mon expérience, c'est tout l'inverse. Moins vous avez de temps —et c'est surtout vrai quand il n'y en a plus du tout dans votre vie— plus vous avez de temps ! Je ne vous raconte pas les journées entières passées à lire, les journées entières à rêver, les journées à regarder le Soleil passer dans la rue, les journées entières à attendre le dirac brillant de Venus… Je ne vous raconte pas cela car c'est inintéressant au possible. Ce qui peut vous intéresser, ce sont les réflexions tissées par un cerveau moulé dans une vie hors du temps lorsqu'il rencontre un monde plus réaliste et universel : celui qui n'est pas insensible à l'idée de numéroter les instants.
1ère étape :
Trouver une télévision, la brancher, l'allumer puis la regarder.
2ème étape :
Se rendre compte que vous ne savez plus regarder la télévision : vous ne comprenez pas ce que les gens disent, vous ne suivez plus les intrigues des films bidons, vous vous endormez devant les diffusions de la dite "télé-réalité" (entre nous, je ne vois pas bien ce qu'elle a de réalité cette télé…). Enfin voilà, votre cerveau a gentiment utilisé son don de plasticité pour oublier comment on fait pour regarder la télé.
3ème étape :
Vous rendre compte que regarder la télé de nouveau change votre mode de pensée. Je cite quelques exemples : vous avez des peurs que vous n'aviez pas avant (ou plus), vous pensez à des choses auxquelles vous ne pensiez pas avant, vous vous méfiez de choses inédites…
4ème étape :
Conclure sur le fait que chaque chose que l'on fait dans sa vie a irrémédiablement des répercussions sur son mode de pensée. Et j'insiste sur le chaque chose. Vous avez tenté l'expérience avec la télé, c'était facile car les effets sont très rapides et flagrants, mais vous pouvez le faire pour un nombre indénombrable de choses : le sport, le travail, les études, votre mode de transport, le type de montre que vous utilisez (analogique, numérique ?)…
Pour ma part, j'ai choisi d'être anachrone. Je n'ai pas de montre. Je vis hors du temps. Evidemment que l'universel passe sur moi et me vieillit, évidemment que je le vois traverser au galop la vie de ma fille, évidemment que chez moi aussi le soleil se couche de plus en plus tôt et que je suis obligée d'allumer l'ampoule pour continuer à rédiger ce billet. Évidemment. Ne parlons pas ici de choses évidentes, comprenons : je n'ai rien pour identifier ce temps qui tournicote (pour ceux qui ont une montre) ou circule (pour ceux qui ont un agenda).
Qu'est-ce que cela change ?
1. Je n'ai pas d'âge. Ah ah ! Mesdames, vous en rêviez ?
2. Je ne sais jamais quel jour on est. Je me souviens de la date de Noël (le 25 décembre), par contre je serais incapable de vous dire quand c'est cette année, désolée.
3. Il est extrêmement difficile de prendre rendez-vous avez moi mais je suis très disponible. Les instants n'existent pas, seulement les moments. Bons ou mauvais, je ne vous présente pas une méthode miracle pour vivre heureux, entendons-nous bien.
4. Il m'arrive d'être malheureuse car je me sens parfois un peu seule sur mon île sans instant, nomade de la temporalité et contrairement à Robinson Crusoé, le rythme du quotidien ne peut pas m'aider.
5. Il m'arrive d'être très heureuse d'expérimenter un mode de vie inédit pour moi car j'aime la diversité et j'aime voir mes pensées muer !
Mais vous vivez vraiment hors du temps ?
Non, pas vraiment. J'ai un mari qui travaille, qui part à heure fixe et qui revient à heure fixe et qui a des week-end et des vacances. C'est un peu mon phare dans l'océan. Sans lui, je serais véritablement intemporelle…
Pas vraiment non plus car il m'arrive d'avoir quelques clients (si si !), donc quelques rendez-vous notés dans mon agenda. Quand j'ai quelqu'un au téléphone, c'est toujours la panique car :
- la page cornée n'est jamais celle de la veille,
- donc je ne sais pas quel jour on est,
- donc je ne sais pas ce que "vendredi" veut dire,
- donc je ne sais pas si j'ai la possibilité de me retourner avant que quelque vienne chez moi (vendredi, c'est juste après ma compote est cuite ou juste après que l'Explorateur soit rentré deux fois de suite dans la maison ? Et si l'Explorateur rentre pour manger le midi, ça compte pour une fois ou pas ? Je ne sais pas si vous comprenez mes questionnements… Enfin ce qu'il faut retenir c'est que c'est la panique),
- donc je décide qu'on verra bien et que j'ouvrirai ma porte quand ils viendront et ça ira comme ça.
Et comment vous faites pour rencontrer des gens alors ?
Ce n'est pas facile-facile. Je fais bien des activités. Elles arrivent dans mon quotidien comme le soleil se lève, vous voyez ? Par exemple, je sais que danse, c'est lundi. Mais je ne sais pas quand est le lundi, donc j'observe. Avant le lever du soleil, la brume remplace les prairies et la Petite Bulle roule dans son lit. Procédant de même, juste avant le lundi je sais que l'Explorateur est avec moi deux jours de suite, que la Pitchouna va chez sa nounou et que le facteur revient. Voilà, même sans calendrier ni montre, j'y arrive !
Je sais que j'ai invité une amie mercredi soir. J'observe : le mercredi j'ai deux élèves dans ma salle d'étude après le repas et le marché est installé dans la ville d'à côté. Pour le soir c'est simple : la nuit approche, le froid s'intensifie, l'Explorateur revient, les voisins font un peu plus de bruit sur le plafond.
Vous comprenez un peu ? Ce n'est pas parce que Robinson n'avait pas de navire qu'il ne pouvait pas voir les voiles à l'horizon.
Vivre hors du temps, ça rapporte ?
Ça rapporte rien niveau argent, je suis assez déçue.
Niveau praticité au quotidien, c'est pas terrible non plus.
Niveau santé, là c'est top : pas de stress, pas de course contre la montre (donc pas d'entorse), pas de mauvaise digestion, pas de mauvaise mine, c'est tout bon !
Niveau amour et amitié, c'est très bien aussi. Comme je l'ai dit, c'est tout l'inverse du gruyère, moins vous avez de temps plus vous avez de temps à offrir. Et c'est bien, ça, pour les amis et les amoureux, du temps à offrir…!
Super article, vraiment original et hyper intéressant. C'est vrai que beaucoup d'entre nous on du mal à gérer le temps qui passe. J'ai bien aimé ton expérience télé, moi-même je n'en ai pas et elle ne me manque absolument pas ! Pour le coup, ça libère énormément de temps... pour faire plein d'autres choses :)
RépondreSupprimerMerci beaucoup pour ces compliments, ça me fait chaud au coeur !
SupprimerJe me disais bien que l'expérience sur la télé parlerait à quelqu'un… Il est vrai que bannir cet objet de son quotidien libère du temps à un point difficilement concevable !